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lundi 9 février 2015

La laïcité n'est pas l'intolérance

Quel est le point commun entre l’affaire Babyloup, la controverse concernant le port du voile par les mamans accompagnant les sorties scolaires et l’atroce tuerie de Charlie Hebdo ? Réponse : aucune n’ont quoi que ce soit à voir avec la laïcité.
Dès qu’il est question de religion (et, comme par hasard, de l’islam en particulier) dans le débat public, on en appelle à la « laïcité ». Voilà un mot magique, à la fonction clairement incantatoire, et qui est destiné à couper court à tout débat : vous vous opposez à la loi de 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public ou à celle de 2004 relative au port de signes religieux à l’école, on vous répondra immédiatement : « mais c’est la laïcité, Monsieur ! ».
Un petit rappel sur ce qu’est la laïcité s’impose. La laïcité, ou, si l’on préfère, la conception française du sécularisme, tient en trois aspects principaux. La neutralité religieuse de l’Etat ; le deuxième est ce qu’on pourrait appeler l’indifférence de l’Etat vis-à-vis de la religion ; le troisième est la garantie de la liberté de conscience et de croyances.

La neutralité religieuse de l’Etat implique que l’Etat ne reconnaît ni ne subventionne aucune religion ni aucun culte. Il n’y a pas de religion d’Etat, et les religions sont des activités privées n’intéressant pas la chose publique. L’Etat ne cherche pas à influencer les religions et vice versa. On retrouve cet aspect dans la plupart des Etats sécularisés, par exemple aux Etats-Unis, via l’Establishement Clause du Premier Amendement de la Constitution fédérale. L’une des spécificités françaises, de ce point de vue, est que l’exigence de neutralité s’étend aux agents publics dans l’exercice de leurs fonctions.
L’indifférence de l’Etat vis-à-vis de la religion implique que l’Etat n’accorde aucune valeur particulière à la religion elle-même, c’est-à-dire au fait d’avoir des croyances religieuses plutôt que de ne pas en avoir. Le caractère religieux d’une croyance ou d’une activité ne fait ainsi aucune différence aux yeux de l’Etat, ce qui entraîne deux conséquences principales.
La première conséquence est que l’Etat ne cherche pas à promouvoir la religion comme étant dotée de valeur spécifique, fût-ce une religion transcendant toutes les autres, tel le culte de l’Être suprême. Il en résulte par exemple l’absence de référence à la religion au sein du discours public. On imagine mal la cérémonie d’investiture du président de la République s’ouvrir par une prière – fût-elle œcuménique – et on imagine encore moins le président de la République conclure ses discours par « Que Dieu bénisse la France ! ». Ces seuls exemples montrent tout le fossé qui sépare la laïcité française de la culture politique américaine. Dans l’arrêt Town of Greece v. Galloway de 2014, la Cour suprême (il est vrai très divisée sur la question) a ainsi statué que faire précéder par une prière l’ouverture d’un conseil municipal n’était pas contraire au Premier Amendement.
La seconde conséquence de l’indifférence religieuse est que l’Etat ne saurait accorder aux individus des accommodements à raison de leurs croyances religieuses, et qu’on ne saurait exciper de celles-ci pour demander à être exempté d’obligations pesant sur tous. La religion, dans cette optique, ne saurait justifier à ce que soit dérogé à des lois d’applicabilité générale, dès lors que de telles dérogations entraîneraient un fardeau supplémentaire pour les non-croyants (à commencer par le fardeau de l’inégalité de traitement). Si votre religion vous ordonne de prendre régulièrement de l’opium, vous ne pourrez pour autant vous soustraire aux lois qui répriment la consommation de stupéfiants. Ici encore la comparaison avec les Etats-Unis est édifiante, puisque le législateur américain a inscrit dans la loi l’obligation faite aux pouvoirs publics d’accorder de telles exemptions pour motifs religieux.
Enfin, la laïcité consiste en une garantie de la liberté de conscience et de la liberté religieuse. Cet aspect, qui semble le plus évident, est curieusement le plus oublié aujourd’hui.
N’ont en effet rien à voir avec la laïcité des lois, telles celles de 2004 ou de 2010, qui ciblent spécifiquement les religions en général ou l’une d’entre elles en particulier. Par définition, de telles lois ne sont pas d’applicabilité générale, puisqu’elles n’emportent aucun fardeau pour les non-croyants ou pour les religions épargnées. Elles ont bien davantage à voir avec une forme d’intolérance religieuse. Certains comportements, qui sont considérés – à tort ou à raison, là n’est pas la question – par les croyants comme étant requis impérativement par leur religion sont interdits, sinon absolument, du moins dans certains lieux, tels que l’espace public, les établissements publics, etc.
Non seulement cette intolérance n’a rien à voir avec la laïcité, mais elle lui est même contraire, puisqu’elle fait fi de la liberté de conscience. Dès lors que certaines croyances religieuses requièrent certains comportements physiques (tels que l’exercice du culte, par exemple), il est contraire au principe de la liberté de conscience de prohiber spécifiquement ces comportements.
On m’objectera que la religion étant une activité privée, on ne saurait tolérer ses manifestations dans l’espace public. Ce raisonnement est absurde. Le fait d’être une activité privée signifie ici uniquement que la religion ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle par les pouvoirs publics (en vertu de la neutralité et de l’indifférence religieuses qui caractérisent la laïcité) ; cela n’implique nullement l’interdiction d’exprimer ses convictions religieuses dans l’espace public, pour autant qu’elles n’occasionnent aucun trouble à l’ordre public.
Arrêtons donc d’invoquer la laïcité à chaque fois qu’il est question de religion dans le débat public ; bien davantage, arrêtons de dévoyer ce beau nom de laïcité pour justifier les formes les plus odieuses d’intolérance religieuse. A l’heure où, dans la rhétorique d’extrême-droite, le musulman a remplacé l’arabe et le maghrébin, moins politiquement corrects, à l’heure où l’intolérance religieuse devient une forme nouvelle et acceptée de l’intolérance culturelle, il est urgent de rappeler ce qu’est la laïcité, et quels en sont ses véritables ennemis.

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